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Le Gang de Roubaix


Retraçons le parcours de ce gang qui fit trembler Roubaix un matin du 29 mars 1996. Une affaire qui a marqué le RAID.

Le gang de Roubaix

Le réseau de Fateh Kamel, qui a été traqué sur les cinq continents après l'échange meurtrier de coups de feu à Roubaix, s'était mis en place petit à petit au début des années 1990. Il avait connu son baptême du feu en Afghanistan et en Bosnie, tout en établissant son quartier général à Montréal. Des dizaines de personnages allaient profiter de la nonchalance des autorités canadiennes.

Né le 14 mars 1960 à El Harrach, dans les faubourgs du sud d'Alger, Fateh Kamel a immigré au Canada en 1987. Il a obtenu sa citoyenneté canadienne sans difficulté. Ceux qui l'ont vu le décrivent comme un bel homme d'un mètre soixante-quinze, qui faisait tourner bien des têtes. Tout semblait lui sourire.

Il s'est marié avec une Gaspésienne, Nathalie Boivin, elle aussi un canon de beauté. Kamel avait de l'argent. Il a ouvert un commerce à Montréal, Artisanat Nord-Sud, boulevard Saint-Laurent, près de la rue Duluth. Il s'est joint pendant un temps à la firme d'import-export Mandygo, spécialisée dans l'importation de cigares cubains à Saint-Laurent. Il a habité Outremont, avenue Rockland, avec sa femme, avant de déménager dans la 5e avenue à Pincourt, dans l'île Perrot, en banlieue de Montréal. Au printemps de 1996, Nathalie Boivin mettait un garçon au monde, un événement qui allait remplir son père de fierté.

«Fateh Kamel n'avait vraiment pas le profil d'un terroriste, a dit à La Presse un avocat montréalais qui l'a connu à l'époque. Il avait l'air d'un homme d'affaires respectable. Toujours bien habillé, il était calme et poli. Sa petite barbe bien taillée lui donnait l'allure d'un intellectuel, et sûrement pas d'un bandit islamiste.»

Pourtant, Kamel vivait une double vie. Il a été le premier Montréalais à profiter d'un entraînement militaire dans les camps d'Oussama ben Laden, en Afghanistan, au début des années 1990, ce qui l'a auréolé d'une certaine notoriété auprès de ses compagnons. Il voyageait sans arrêt pour organiser des attentats, mobiliser et faire fuir des combattants. Montréal lui servait de base de repli.

Sous les habits d'un commerçant sans histoire vibrait le coeur d'un officier du jihad, cette guerre sainte lancée par les islamistes contre l'Occident et les pays musulmans «corrompus». Selon des documents judiciaires français, il participait au plus haut niveau à la coordination des réseaux de soutien au GIA, le Groupe islamique armé fondé en Algérie et responsable de dizaines d'attentats meurtriers dans ce pays, en France et ailleurs. Parmi ses contacts: Abou Zoubeida, responsable du recrutement dans les camps afghans d'Oussama ben Laden.

Au début des années 1990, Kamel participe à la création du bataillon des moudjahidines en Bosnie. Selon des documents judiciaires français, il est responsable de la logistique, un poste qui le met sur un pied d'égalité avec le chef politique et le chef militaire du bataillon. Il prend lui-même les armes, se battant coude à coude avec plusieurs compagnons.

Des compagnons montréalais

Son ami le plus proche, Mohamed Omary, habite également à Montréal. Tout comme lui, il se rend en Bosnie. Né au Maroc, Omary est arrivé au Québec en 1984, à l'âge de 17 ans. Il a obtenu sa citoyenneté canadienne, étudié à l'École des Hautes études commerciales et à l'École polytechnique. Âgé de 35 ans, il mène une petite vie tranquille dans le Plateau Mont-Royal, avec sa femme et ses enfants (dont un s'appelle Oussama). Il suit des cours chez Microsoft.

Bien bâti, le visage encadré par une barbe noire et fournie, Omary est un homme impulsif. Lorsqu'un caméraman de Radio-Canada a filmé des membres de sa famille, en octobre dernier, il a sauté sur lui. Il a arraché la caméra, puis la cassette vidéo. Des policiers, alertés, l'ont menotté, puis l'ont relâché après qu'il eut remis la cassette. Mais si on l'aborde avec douceur, il n'hésite pas à parler, notamment de son amitié pour Kamel.

«On se voyait souvent dans les années 1990 à la mosquée Assuna (près de l'avenue du Parc et de la rue Jean-Talon), a raconté Omary à un journaliste de La Presse, au cours d'une entrevue dans l'escalier menant à l'appartement de son frère. Tout le monde connaissait Kamel à la mosquée. C'était un bon ami. Un type bien, à qui on ne pouvait rien reprocher.»

On trouve la trace des deux hommes en septembre 1994, à la frontière autrichienne. Ils sont contrôlés par les douaniers en même temps. Omary vient d'être expulsé de Croatie (une ancienne république de Yougoslavie, tout comme la Bosnie). Kamel est muni d'un passeport canadien et d'une carte d'identité du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies à Sarajevo (Bosnie), au titre d'assistant directeur pour le compte de Save Bosnia Now, une des nombreuses ONG associées à Oussama ben Laden.

Plus tard, on revoit les deux compagnons à Zenica, en Bosnie centrale. Les forces serbes, installées sur le mont Vlasic, sont bien placées pour bombarder la ville. Manque de chance, Kamel est blessé au pied par un éclat d'obus. Il est soigné à l'hôpital. C'est là même que travaille un autre de ses amis, Abdallah Ouzghar, alors âgé de 31 ans.

Ouzghar est né au Maroc. Il est arrivé au Canada en 1990 et a obtenu sa citoyenneté en 1995. Il a habité rue Delisle et rue Querbes, à Montréal. Technicien en informatique, il allait déménager à Hamilton en 1999: c'est là que la GRC l'a arrêté, en octobre dernier. Il est actuellement détenu à Toronto: la France, qui l'a condamné à cinq ans de prison, réclame son extradition.

Fateh Kamel a beaucoup d'autres relations à Zenica, alors haut lieu de l'islamisme radical. Notamment Saïd Atmani, né au Maroc en 1966. À l'instar de Kamel, Atmani a profité d'un entraînement militaire dans un camp de ben Laden en Afghanistan. Après s'être battu dans la région de Zenica, il traversera l'océan Atlantique comme passager clandestin et débarquera à Halifax, en 1995. Il s'installera à Montréal. Hamid Aich suivra un parcours semblable: après s'être battu en Afghanistan et en Bosnie, il arrivera à Montréal la même année.

mais surtout, on retrouve à l'hôpital de Zenica un dénommé Christophe Caze, un Français de 26 ans, qui a complété sa cinquième année de médecine. Caze, originaire de Roubaix dans le nord de la France, se rend d'abord en Bosnie pour des raisons humanitaires, puis il se convertit à l'Islam. Il devient complètement fanatique. Quand il est à Zenica, il s'amuse à jouer au football avec les têtes des Serbes qu'il a coupées à l'hôpital. Lorsqu'il séjourne en France, il n'a de cesse de convaincre ses amis de partir faire le jihad en Bosnie.

Il a comme guide religieux Abou Hamza, un imam de la mosquée de Finsbury Park, à Londres. De nationalité égyptienne, l'imam dirige le journal du GIA, El-Ansar, dans la capitale britannique. Il est affublé de plusieurs surnoms: le Serpent de la Tamise, mais surtout le Manchot. Il a perdu un bras en manipulant des explosifs dans un camp en Afghanistan. Ce qui, pendant les troubles en Bosnie, ne l'empêche pas de se rendre à Zenica.

Christophe Caze compte dans ses relations à Zenica un autre Français converti à l'Islam, Lionel Dumont. Né dans une famille ouvrière de huit enfants du nord de la France, ce beau garçon aux yeux bleus, âgé de 24 ans, était quelqu'un de «très sensible, idéaliste, rêveur, qui ne supportait pas l'injustice», selon sa grande soeur Marie-Dominique Deman. Après une année à la faculté de lettres, il fait un an de service militaire en Somalie et «rencontre Allah».

Lui aussi part en Bosnie pour des raisons humanitaires: lui aussi devient moudjahidine. Il adopte le pays et épouse, selon la loi islamique la plus rigide, Azhra, une paysanne de 16 ans. L'ONG par laquelle il a transité -Aide directe- sert de paravent à une organisation islamiste radicale, Takfir wa Hijra («Expiation et Exil»), prêtant main forte à l'armée bosniaque dans la guerre contre les Serbes.

Mais en novembre 1995, les accords de Dayton sont signés. L'indépendance de la Bosnie est reconnue. Le gouvernement bosniaque demande aux «volontaires étrangers» du bataillon des moudjahidines de quitter le pays, pour laisser la place aux militaires américains, canadiens et européens. Le chef militaire du bataillon s'en plaint ouvertement: «Même nous, les moudjahidines, venus pour aider le peuple bosniaque contre leurs agresseurs, on nous considère comme des terroristes», déplore Abou El Maali dans le journal L'appel du Jihad.

Il n'y a pas d'autre guerre islamiste à mener ailleurs. Du jour au lendemain, les combattants se trouvent sans cause. Fateh Kamel, adjoint de El Maali, les incite à préparer des attentats terroristes, notamment en France. Selon lui, cette ancienne puissance coloniale est coupable de soutenir les militaires algériens qui ont empêché la prise du pouvoir par le Front islamique du salut à la suite d'élections.

Pour aider les moudjahidines à se déplacer -et à fuir après les attentats- Kamel met sur pied un réseau de trafic de faux documents. Or, le Canada est un endroit de choix pour se procurer des papiers d'identité. Son compagnon Saïd Atmani, qui à la même époque débarque à Halifax, s'installe à Montréal et devient son bras droit dans cette opération.

De leur côté, Christophe Caze et Lionel Dumont forment, avec des camarades d'origine nord-africaine, une bande extrêmement violente: le gang de Roubaix. Début 1996, l'imam Hamza, depuis Londres, envoie plusieurs centaines de livres sterling à Caze. Ce dernier, avec Dumont, va chercher des armes lourdes en Bosnie et les rapporte en France. En cas de pépin, ils savent qu'ils pourront compter sur le réseau de Fateh Kamel pour disparaître dans la nature.

À la mitraillette et au lance-roquette

Au début de l'hiver, le groupe de Roubaix passe à l'attaque. Ses membres entreprennent de réunir des fonds pour la «cause», les armes de guerre à la main. Le matin du 27 janvier 1996, deux ou trois d'entre eux -dont, peut-être, Lionel Dumont- dérobent une voiture Audi à Roubaix sous la menace d'une arme. Au début de la soirée, ils sont repérés par deux policiers, Philippe Gouget et Didier Cardon. Les gendarmes pensaient intercepter des petits voleurs et crient: «Police!»

«Le plus grand des bandits s'est immédiatement retourné et il a fait feu, en rafales, au pistolet-mitrailleur», a rappelé Philippe Gouget à la Cour d'assises de Roubaix, en octobre dernier. Didier Cardon reçoit une balle dans le pied et une autre dans le dos, à deux centimètres de la colonne vertébrale. Après la première salve, le tireur se rapproche. «Nous n'avions plus de cartouches et lui revenait vers nous en courant», a raconté Gouget.

«Les balles sifflaient de partout à nos oreilles parce que ses complices tiraient à la Kalachnikov, a renchéri Cardon. Une vraie situation de guerre. J'ai vu un type recharger son arme. Il me fixait, froidement, il voulait m'abattre.» Cardon perdait son sang, toujours à terre. «Et j'ai entendu un bruit de culasse.» Fort heureusement, l'arme s'enraye. Les gangsters s'enfuient.

Le même groupe repasse à l'attaque une semaine plus tard. Les comparses dévalisent des caisses de magasins. Le 8 février 1996, ils braquent le magasin Aldi de Croix, près de Roubaix. Ils tirent plusieurs coups de feu dans l'intention de tuer le boucher. Ils quittent les lieux avec leur butin: 20 000 francs (4000 $). Ils sont pris en chasse par une voiture de police.

Lionel Dumont conduit sa Renault 25 à toute allure dans les rues de Roubaix. Il entre en collision avec une Ford Sierra. Ses trois complices tirent à bout portant sur les policiers. L'un d'entre eux, porteur d'une KIalachnikov, s'approche d'un automobiliste et réclame les clés de sa Mercedes. Le pauvre homme, Hammoud Feddal, a les mains qui tremblent et tarde à obéir. Son assaillant tire sept fois, dont six à hauteur de la tête, qui explose. Les photos de Feddal, montrées cet automne au tribunal, provoqueront une vague d'horreur. Les quatre bandits s'enfuient en courant et s'emparent, sous la menace de leurs armes, d'une Peugeot 205.

Lionel Dumont et Christophe Caze s'absentent ensuite pendant quelques semaines, le temps d'aller chercher des armes lourdes en Bosnie. À leur retour, Caze planifie un attentat contre la réunion des ministres des Finances du G-7, qui doit se tenir à Lille, une grande ville du nord de la France. Mais avant le plat principal, il faut servir les hors-d'oeuvre.

Un groupe de huit hommes cagoulés attaquent un fourgon de la Brink's à l'arme automatique, au lance-roquettes et à la grenade, sur le parking d'un centre commercial. Le conducteur du fourgon, Éric Demandrille, 32 ans, arrête son véhicule: ses deux collègues en sortent pour collecter des fonds. Demandrille fait demi-tour. «Tout de suite après, j'ai vu passer un homme encagoulé, a-t-il raconté cet automne au tribunal. J'ai entendu un coup de feu et j'ai senti une douleur très violente à la jambe.»

Il s'allonge dans le fond de sa cabine. Des dizaines de coups sont tirés. Dix-sept balles perforent le blindage. Christophe Caze s'avance avec son lance-roquettes et tire un coup. Le fourgon fait un bond et retombe sur place. Les clients du centre commercial voient un trou béant au sommet de la porte du conducteur. Cependant, les malfaiteurs ne réussissent pas à s'emparer de l'argent et s'enfuient les mains vides.

Un attentat raté

Christophe Caze décide de porter le grand coup trois jours avant la réunion du G-7. Le groupe stationne une Peugeot 205 face au commissariat central de Lille. Trois bonbonnes de gaz reliées à un détonateur sont placées dans le coffre du véhicule volé. Normalement, le quartier devrait être détruit dans un périmètre de 200 mètres. L'explosion est prévue pour 20h30. Mais le coup fait patate. À l'heure dite, une petite explosion secoue le véhicule, sans dégâts.

Voilà des jours que les policiers font de la filature. Ils ont une bonne idée de l'adresse d'un des membres du groupe, Omar Zemmiri, 29 ans. Ils décident de passer à l'action le lendemain matin. Dès l'aube, les hommes du Raid, l'unité d'élite de la police, prennent place, silencieux, à chaque bout de la rue Henri-Carette, dans le quartier de l'Alma, à Roubaix. Il pleut. C'est un crachin plutôt. Une bruine pénétrante les fait frissonner.

L'assaut fut violent

Le 29 mars 1996

À 6h15, la porte du 59 Carette vole en éclats. Un pain de plastic l'a soufflée. Les «super-flics» s'engouffrent dans le couloir béant. Ils ne vont pas loin. Un des occupants de la maison, posté dans le hall, ouvre aussitôt le feu à la Kalachnikov et perfore le poumon d'un policier à travers le gilet pare-balles, avant d'être tué en retour. Depuis l'étage, trois comparses jettent une grenade au rez-de-chaussée. Un homme du RAID reçoit des éclats à la cuisse. Les policiers cagoulés et vêtus de noir reculent. Le feu se déclare.

Les assaillis tirent et hurlent qu'ils ne se rendront jamais. Le RAID lance alors des grenades lacrymogènes et riposte au coup par coup au tir nourri des adversaires, qui les arrosent de salves d'armes automatiques. L'incendie se propage toujours. Le plancher du 1er étage s'écroule. Puis la toiture.

Sous les décombres, les policiers découvrent quatre corps, mais pas celui de Zemmiri. Ils trouvent aussi quatre Kkalachnikov, trois pistolets-mitrailleurs anglais Sten et israélien Uzi, deux pistolets automatiques, des grenades, des munitions ainsi que des documents islamiques à moitié carbonisés.

Les autres membres du groupe de Roubaix, logés dans d'autres lieux, prennent la fuite. Alertés, les gendarmes belges procèdent à un contrôle routier. Vers 11h40, ils arrêtent une Peugeot 305. Les deux occupants ouvrent le feu. Les policiers ripostent. Ils tuent le passager: il s'agit de Christophe Caze. Son complice, Omar Zemmiri, s'enfuit à pied et entre dans la villa cossue d'un dentiste. Là, il prend en otages deux femmes. Blessé, il finit par se rendre.

La fouille de la Peugeot 305 amène la découverte d'un impressionnant arsenal, composé en partie d'armes yougoslaves, et même d'armes antichars. La police belge est sur les dents: quelques mois auparavant, en fouillant un militant du GIA algérien, elle a trouvé une disquette informatique contenant un manuel de 8000 pages expliquant comment faire exploser des immeubles, des ponts et des monuments publics. Le manuel commençait par une dédicace à Oussama ben Laden.

Mais c'est la fouille du cadavre de Christophe Caze qui se révèle la plus intéressante. Le leader du «groupe de Roubaix» avait avec lui un agenda électronique. Et dans cet agenda figure un numéro de téléphone de Montréal avec la mention «FATEH-CAN». De l'aide est demandée à la Gendarmerie royale du Canada. La GRC découvre rapidement que le numéro de téléphone est celui de Mohamed Omary. Ce dernier a assuré à La Presse, lors d'un entretien en octobre dernier, qu'il n'a pas connu Christophe Caze. Mais comme il était bon ami de Fateh Kamel, la police conclut qu'on pouvait rejoindre le fameux «FATEH-CAN» en passant par lui.

Les policiers français ouvrent un dossier sur le «gang de Roubaix». Le groupe est composé de neuf hommes. Quatre sont morts lors de l'assaut, rue Henri-Carette. Christophe Caze est décédé en Belgique. Son compagnon Omar Zemmiri est détenu par la police belge. Trois autres sont en fuite: Lionel Dumont, Mouloud Bouguelane et Hocine Bendaoui. C'est justement leur fuite qui révélera l'importance de la cellule montréalaise de Fateh Kamel.

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